Interprétation et technologies numériques : défis, enjeux et pistes d’optimisation

29 septembre 2025

er-tim.fr

Comprendre la transformation numérique de l’interprétation

L’intégration massive des technologies numériques recompose profondément l’univers de l’interprétation professionnelle. Entre plateformes de visioconférence, outils de reconnaissance vocale, solutions de terminologie et applications d’aide à la prise de notes, les possibilités semblent infinies. Toutefois, chaque avancée technique apporte son lot de défis pour les interprètes, confrontés à la nécessité d’adapter méthodologies et pratiques tout en préservant l’exigence de qualité et la confidentialité de leur mission.

Selon l’International Association of Conference Interpreters (AIIC), plus de 60 % des interprètes ont vu leurs pratiques évoluer de façon significative depuis 2020 du fait de l’utilisation accrue des technologies numériques (AIIC). Ce chiffre illustre l’ampleur de la mutation engagée et invite à s’interroger sur les principaux défis rencontrés par les professionnels du secteur.

Adapter la pratique de l’interprétation à de nouveaux outils : un défi organisationnel majeur

L’intégration d’outils numériques bouscule les routines établies et impose un ajustement organisationnel de taille :

  • Multiplication des plateformes : Les missions d’interprétation se déroulent de plus en plus sur des plateformes variées (Zoom, Interprefy, Kudo, etc.), chacune ayant ses spécificités techniques et sa courbe d’apprentissage. Ceci requiert une préparation additionnelle non négligeable pour garantir la fluidité du service.
  • Logistique technique renforcée : La gestion des connexions réseau, des équipements audio, de la sécurité des échanges et des solutions de sécurité informatique fait désormais partie intégrante du métier. Selon une enquête du World Report on Technical Standards for Remote Interpreting (AIIC, 2023), 71 % des interprètes déclarent consacrer plus de temps à la préparation logistique technique qu’avant 2020.
  • Collaboration à distance : La collaboration entre interprètes, autrefois naturelle en cabine, doit désormais s’adapter à un environnement virtuel, avec des outils de messagerie, d’échange de notes et des fonctions d’entraide qui ne remplacent pas toujours la présence physique.

L’impact sur la qualité de l’interprétation : quelles exigences ?

La technologie offre un précieux soutien, mais elle introduit aussi des risques pour la qualité :

  • Délais de latence : La transmission à distance peut induire des micro-Délais (latency) ou des interruptions, perturbant le rythme naturel de l’interprétation, comme le révèle une étude menée par l’Institut universitaire d’interprétation de Genève en 2022 (Université de Genève, 2022).
  • Fiabilité et clarté audio : La restitution du message en temps réel repose sur la qualité du son reçu. Or, 57 % des interprètes en ligne indiquent devoir fréquemment gérer des problèmes de son, ce qui impacte la précision de la restitution (AIIC, 2023).
  • Reconnaissance automatique de la parole (ASR) : Si des solutions de transcription en temps réel assistent la prise de notes, elles peinent avec les accents, les jargons ou les environnements sonores complexes. Par exemple, les taux d’erreur de transcription restent supérieurs à 10 % dans ces contextes (source : NIST Speaker Recognition Evaluation).

Confidentialité, sécurité et éthique : des préoccupations croissantes

La confidentialité reste un élément central de la déontologie de l’interprète. Or, le traitement numérique des conversations et des données expose à de nouveaux leviers de risque :

  • Sécurité des plateformes : Bon nombre de services d’interprétation à distance n’offrent pas des garanties équivalentes en termes de chiffrement ou de stockage des données. Selon le rapport de l’ELSA (European Language Services Association), 34 % des professionnels ont été confrontés à des alertes de sécurité en session.
  • Enregistrement et conservation des interactions : Des plateformes automatisent parfois l’enregistrement de réunions, questionnant le cadre juridique de l’exploitation des contenus et la gestion des consentements.
  • Biais et transparence des solutions d’IA : Les outils d’intelligence artificielle déployés pour l’aide à la terminologie ou à la transcription génèrent des préoccupations sur la partialité algorithmique et le respect de la confidentialité des terminologies sensibles (y compris les noms propres, éléments bioéthiques ou discussions confidentielles).

L’accessibilité des métiers de l’interprétation : une fracture technologique ?

Toutes les avancées numériques n’ont pas le même impact selon la situation géographique ou l’accès aux ressources :

  1. Répartition inégale des ressources : Les interprètes travaillant dans les régions peu équipées en infrastructures numériques peuvent être pénalisés par la qualité de la bande passante ou l’absence d’équipements dédiés.
  2. Coût d’accès aux outils professionnels : Certaines solutions (logiciels spécialisés, casques audio, abonnements à des plateformes premium) représentent un investissement considérable, en particulier pour les indépendants et les petites agences. Le CIUTI (Conférence Internationale Permanente d’Instituts Universitaires de Traducteurs et Interprètes) met l’accent sur le besoin de dispositifs d’accompagnement et de mutualisation des coûts technologiques (CIUTI).
  3. Barrière à l’innovation : L’obsolescence accélérée des équipements ou la nécessité de maîtriser continuellement de nouveaux outils peut freiner des professionnels expérimentés, souvent très investis dans leur perfectionnement linguistique mais moins familiers des environnements numériques en évolution rapide.

Evolution des compétences et formation continue : le nouvel enjeu de l’interprétation moderne

L’interprète doit aujourd’hui étoffer son panel de compétences :

  • Maîtrise des outils informatiques : Savoir utiliser les applications de prise de notes numériques, les glossaires interactifs et les solutions cloud pour organiser la documentation spécifique à chaque mission.
  • Veille technologique : Rester informé des nouveautés et des meilleures pratiques via des webinaires, ateliers ou MOOC spécialisés. Une enquête menée par ProZ.com (2023) précise que plus de 42 % des professionnels consacrent en moyenne deux à trois jours par mois à leur formation technologique continue.
  • Résilience cognitive : Anticiper la fatigue accrue lors des interprétations à distance, due à la gestion multitâche et à la sollicitation constante de la vigilance auditive et visuelle. Selon une étude de la American Translators Association (ATA), 65 % des interprètes à distance déclarent ressentir une fatigue cognitive supérieure par rapport aux prestations en présentiel (ATA).

Focus sur l’intégration de l’intelligence artificielle

Les solutions alimentées par l’IA transforment progressivement le rôle de l’interprète. Des outils comme Speech-to-Text (Google, Otter.ai) ou les assistants d’extraction terminologique permettent une meilleure préparation et une réactivité accrue. Néanmoins, ces technologies ne remplacent ni la finesse de l’analyse contextuelle, ni la capacité à gérer l’ambiguïté ou à adapter la restitution selon la culture de l’auditoire.

Si l’IA sait générer automatiquement des suggestions terminologiques, elle reste perfectible pour saisir les nuances de l’oralité, de l’intonation ou de l’interprétation consécutive et chuchotée, qui demandent plus qu’une correspondance lexicale : une vraie médiation culturelle.

Optimiser l’usage des technologies : pistes concrètes et recommandations

Face à la diversité des défis, plusieurs pistes sont identifiées pour optimiser les processus linguistiques sans sacrifier ni la qualité, ni l’éthique du métier :

  • Standardisation des outils : Privilégier des plateformes reconnues pour leur compatibilité et leur sécurité.
  • Formation mutualisée : Développer des réseaux de compétences partagées pour favoriser l’entraide et la montée en compétence collective (ex. : webinaires inter-agences, réseaux professionnels).
  • Gestion proactive de la fatigue : Adapter la durée des sessions, mettre en place des pauses fréquentes, privilégier quand possible la présence d’un binôme pour les missions longues ou techniques.
  • Charte de confidentialité renforcée : Demander systématiquement les garanties techniques auprès des prestataires de plateformes et expliciter auprès des clients les conditions d’enregistrement, de traitement et de suppression des données.
  • Suivi technologique régulier : Intégrer le suivi et l’évaluation des nouveaux outils dans l’organisation quotidienne, afin de garantir la compatibilité avec les besoins réels et anticiper les sources d’incidents.

Perspectives pour l’interprétation à l’ère du numérique

La transformation numérique rebat les cartes de l’interprétation professionnelle. Elle représente à la fois une formidable opportunité d’enrichissement du métier — élargissant l’accès au multilinguisme, rendant possible l’interprétation à distance et améliorant la collaboration — et un terrain de vigilance constante. Les professionnels qui sauront conjuguer expertise humaine, adaptabilité technique et veille éthique resteront les garants de la qualité et de la confiance dans un univers linguistique de plus en plus interconnecté.

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